Condensé de l'entretien de H. Rouanet avec  Philippe Bonnet   sur "Benzécri et l’Analyse des Données" (Février  2007)

Mon contact avec l'Analyse des Données se confond avec ma rencontre personnelle avec Jean-Paul Benzécri, au tout  début de la première époque (celle de l'"émergence" de l'Analyse des Données). A mon retour d'Amérique, en 1964, frais émoulu de ma formation stanfordienne, je commençais à travailler avec Jean-François Richard, professeur de psychologie à l'Université de Rennes. En septembre 1964, Richard me propose de venir à Rennes et de rencontrer Jean-Paul Benzécri,  son ancien condisciple de Normale. La rencontre a été très positive. J'ai été impressionné par la solidité mathématique du personnage, alliée à une ampleur de vue exceptionnelle quant aux champs d'application : linguistique, psychologie, etc. Nous avons évoqué nos relations américaines communes, et parlé de Shepard, le père de  l'analyse des proximités (alias MultiDimensional Scaling MDS);  un article de Shepard était alors en cours de rédaction, dans lequel il faisait état, avec éloge, des commentaires publiés  par Benzécri (en français dans une revue française) sur l'Analyse des Proximités.
A l’issue de l’entretien, Benzécri me confia le manuscrit de la thèse de Brigitte Cordier  sur l'Analyse des Correspondances. Au retour de Rennes, je lus la thèse en détail, ce qui confirma  ma conviction que l'Analyse des Correspondances, tout en étant proche du MDS, était une construction absolument originale,  tant par rapport à la statistique mathématique qu'à l'Analyse Factorielle traditionnelle des psychologues. 

Désormais, Benzécri et moi, nous allions avoir des relations suivies. En 1965  eut lieu, au laboratoire de Psychologie, rue Serpente, une rencontre avec Philippe Courrège,  qui présida à la naissance (mouvementée) de la notation transitionnelle. De mon côté j’ai  mainte fois rendu visite à Benzécri, à Paris et  à Orléans, d’abord avec J.-F. Richard, plus tard avec Dominique Lépine et Brigitte Le Roux. Même si Benzécri accordait moins d'intérêt aux données expérimentales qu'aux données d'observation, il est certain que Benzécri m'a encouragé objectivement dans mon entreprise de restructuration de l'analyse de la variance. Sur l'importance vitale des réalisations informatiques, notre communauté de vue était entière. J-P. Benzécri m’a mis en contact avec ses collègues mathématiciennes-informaticiennes:  Brigitte le Roux et Marie-Odile Lebeaux. Brigitte Le Roux  a rédigé la première version du logiciel VAR1, et Marie-Odile Lebeaux a pris le relais pour les logiciels VAR2 et VAR3 (en 1975). De la sorte, par leur intermédiaire, Benzécri m'a grandement aidé sur le plan des réalisations pratiques.

 
En 1964, j'avais vivement  recommandé à Benzécri de poursuivre "en direct" le dialogue  avec Shepard et ses collègues, en allant présenter l'Analyse des Correspondances aux Laboratoires de la Bell Telephone. Benzécri donna suite à ma suggestion (comme il le raconte dans Histoire et Préhistoire de l'analyse des données) et s'y rendit au cours de l'été  1965. J'attendais avec curiosité le résultat de cette visite. Or à son retour, Benzécri s'est montré évasif. Que s'est-il  passé lors de cette visite? Dans les publications du groupe  MDS postérieures à 1965, plus de mention aucune de Benzécri!... Lors de ma visite à la Bell Telephone en 1968, on m'a davantage évoqué les extravagances vestimentaires de Benzécri  que  ses innovations statistiques. Personnellement, je date de 1965 l'attitude de grand renfermement de Benzécri vis-à-vis du monde anglo-saxon…

Lors de la deuxième période (l'"âge d'or" en France), et le laboratoire de Benzécri désormais à Paris, Benzécri m'a convié aux jurys de thèse de Brigitte Le Roux (désormais à l'UFR de Mathématiques de Paris 5) et de Marie-Odile Lebeaux. En Novembre 1978, Benzécri et moi nous avons organisé ensemble une journée à la Sorbonne, à laquelle Bourdieu est venu assister (voir le  compte rendu de Benzécri dans les Cahiers de l'Analyse des Données). Il y a eu aussi la revue critique des deux grands tomes de Benzécri, par D. Lépine et moi-même, dans l'Année Psychologique; nous avions envoyé le manuscrit de notre article à Benzécri, dont la réaction fut très positive; sa chaleureuse  lettre de réponse,  publiée à la suite de l'article, a conféré à celui-ci un brevet d'authenticité et  lui a valu une retentissement  certain.

Plus encore que les statisticiens professionnels, les meilleurs interlocuteurs de Benzécri étaient  les psychologues spécialistes  de l'analyse factorielle classique. Maurice Reuchlin, l'éminent psychométricien,  connaissait les travaux de Benzécri; il aurait pu organiser un débat public sur la mesure du QI, les mérites comparés des directions principales et des rotations, etc.. Notre compréhension de la multidimensionnalité de l'intelligence aurait à coup sûr grandement gagné à un tel débat, même limité au cadre hexagonal.  Le débat n'a  pas eu lieu; grande a été ma déception.…

 
Lors de la troisième période ("reconnaissance limitée"), Brigitte Le Roux et moi-même avons travaillé  à la synthèse entre l'analyse des données  et les méthodes statistiques traditionnelles, en commençant par  l'analyse de variance appliquée aux données d'observation ("analyse des données structurées").  Le congrès de la Société Internationale de Psychométrie en 1983, nous fournit l'occasion de présenter nos premiers résultats.  Ce congrès avait lieu en France (mais sans les psychométriciens français…), à Jouy-en-Josas. Benzécri avait accepté (une fois n'est pas coutume) de présenter une communication (Anecdote : on m'avait prié de parler en anglais; j'avais dit non, sauf si Benzécri lui-même parle en anglais; surprise: il a parlé en anglais…; il ne me restait qu'à m'exécuter). A ce congrès, les limites étroites de la "reconnaissance" internationale en cours  de l'Analyse des Données sont bien apparues, l'Analyse des Données était plutôt en voie de "normalisation", en passe de devenir une technique subalterne de "visualisation" parmi d'autres, préalable aux analyses statistiques sérieuses.

Dans ces conditions,  travailler à  une reconnaissance internationale  authentique de l'Analyse des Données nous est apparu, à Brigitte le Roux et moi-même, comme un objectif vital, à poursuivre avec ou sans la participation active de Benzécri. Pour mener à bien cette entreprise, nous avions suffisamment de contacts dans le monde anglo-saxon, et en France, nous avions Pierre Bourdieu, qui avait fait de l'Analyse des Correspondances la méthode privilégiée de construction des espaces sociaux, et qui  poursuivait, lui, une stratégie internationale. J'ai évoqué dans l'Analyse Géométrique des Données  quelques étapes marquantes de cette entrprise.

Revenons aux  rencontres avec Jean-Paul Benzécri. Nous l'avons bien sûr tenu au courant de notre action internationale en faveur de l'analyse des Données, lors de nos entretiens au bord de Loire, où il se montre toujours aussi cordial. Mais chaque fois, au lieu de la participation espérée, il a préféré simplement bénir notre entreprise. En 2003, plutôt que de venir inaugurer le  Congrès International sur l'Analyse des Correspondances à Barcelone,  il a préféré confier à Brigitte Le Roux un message qu'elle a lu au congrès.
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