Jonathan Swift
Description des Struldbruggs ou Immortels (Extrait)

Les Luggnaggiens sont un peuple très poli et très brave. J'eus souvent avec eux des entretiens agréables et instructifs. L'un d'eux me demanda si j'avais vu quelques uns de leur struldbruggs ou immortels. Je lui répondis que non. Il me dit que quelquefois, quoique rarement, il naissait dans une famille un enfant avec une tache rouge et ronde sur le sourcil gauche, et que cette marque le préservait de la mort. Il ajouta qu'on comptait onze cents immortels de l'un et de l'autre sexe dans le royaume. Je m'écriai, comme dans une espèce de ravissement et d'enthousiasme: "Heureux ces sublimes struldbruggs qui ont le privilège de ne point mourir, et que, par conséquent, l'idée de la mort n'intimide point, n'affaiblit point, n'abat point."
Celui  à qui j'adressais la parole me regarda alors avec un sourire qui marquait que mon ignorance lui faisait pitié. Il me dit d'abord que je n'étais pas le seul étranger qui regardât avec étonnement et avec envie l'état des struldbruggs; que le désir de vivre était naturel à l'homme; que celui qui avait un pied dans le tombeau s'efforçait de se tenir ferme sur l'autre; mais que dans l'île de Luggnagg on pensait bien autrement, et que l'exemple familier et la vue continuelle des struldbruggs avaient préservé les habitants de cet amour insensé de la vie. "Vous avez supposé sans doute que, dans cet état, vous jouiriez d'une jeunesse perpétuelle, d'une vigueur et d'une santé sans aucune altération".
Après cela, il me fit le portrait des struldbruggs, et me dit qu'ils ressemblaient aux mortels et vivaient comme eux jusqu'à l'âge de trente ans; qu'après cet âge, ils tombaient peu à peu dans une humeur noire, qui augmentait toujours jusqu'à ce qu'ils eussent atteint l'âge de quatre-vingts ans; qu'alors ils n'étaient pas seulement sujets à toutes les infirmités, à toutes les misères et à toutes les faiblesses des vieillards de cet âge, mais que l'idée affligeante de l'éternelle durée de leur misérable caducité les tourmentait à un point que rien ne pouvait les consoler : qu'ils n'étaient pas seulement, comme les autres vieillards, entêtés, bourrus, avares, chagrins, babillards, mais qu'ils n'aimaient qu'eux-mêmes, qu'ils renonçaient aux douceurs de l'amitié, qu'ils n'avaient plus même tendresse pour leurs enfants, et qu'au delà de la troisième génération ils ne reconnaissaient plus leur postérité; que tout, jusqu'à la mort même des vieillards qui payaient le tribut à la nature, excitait leur envie et les plongeait dans le désespoir, qu'ils se ressouvenaient tout au plus de ce qu'ils avaient vu et appris dans leur jeunesse et dans leur âge moyen; que les moins misérables et les moins à plaindre étaient ceux qui radotaient, qui avaient tout à fait perdu la mémoire et étaient réduits à l'état de l'enfance; qu'au moins on prenait pitié de leur triste situation et qu'on leur donnait les secours dont ils avaient besoin...
"Il leur est impossible de s'entretenir avec personne. D'ailleurs, comme la langue de ce pays est sujette à de fréquents changements, les struldbruggs nés dans un siècle ont beaucoup de peine à entendre le langage des hommes nés dans un autre siècle, et ils sont comme étrangers dans leur patrie."
Tel fut le détail qu'on me fit au sujet des immortels de ce pays, détail qui me surprit extrêmement. On m'en montra dans la suite cinq ou six, et j'avoue que je n'ai jamais rien vu de si laid et de si dégoûtant. Le lecteur peut bien croire que je perdis alors tout à fait l'envie de devenir immortel à ce prix.
Le roi, ayant appris ce qui s'était passé dans l'entretien que j'avais eu, rit beaucoup de mes idées sur l'immortalité et de l'envie que j'avais portée aux struldbruggs. Il me demanda ensuite si je ne voudrais pas en emmener deux ou trois dans mon pays pour guérir mes copmpatriotes du désir de vivre et de la peur de mourir.