Les Fantômes
(R. de Gourmont)  (1er mars 1906)

M. DESMAISONS. — Vous me rapportez le dossier Richet, merci. J'espère que vous vous êtes récréé à l'aventure de ce physicien ?

M. DELARUE. — Oui. J'espérais cependant m'amuser davantage. C'est bien plat.

M. DESM. — Sans doute, mais c'est la bassesse même de l'anecdote qui lui donne son intérêt, par contraste avec la qualité du personnage. Il y a là-dedans plus de nourriture substantielle pour nos esprits que dans les plus doctes traités. Qu'un spirite de profession, qu'une tête faible, qu'un curieux étourdi se fasse duper par les charlatans de l'au-delà, cela n'a aucune importance. L'histoire prend une valeur singulière quand il s'agit d'un homme de science, ou vénéré comme tel par une partie de la multitude.

M. DEL. — Je n'ai pas été très surpris, j'avais déjà lu, il me semble, des pages de ce M. Richet, qui m'avaient fait douter de son intelligence.

M. DESM. — Vous êtes dans la bonne voie. Douter de l'intelligence d'un savant renommé, c'est faire un acte de libération, absolument comme de douter de la sincérité d'un prêtre ou d'un politicien.

M. DEL. — Il me semble...

M. DESM. — ...
Nel mezzo del cammin di nostra vita
Mi ritrovai per una selva oscura,
Che la diritta via era smarrita.

M. Richet a éprouvé la même fortune que l'illustre poète, quoique à un âge plus avancé, car il a, je crois, dépassé de beaucoup « le milieu de la vie » ; il s'enfonce depuis quelques années dans les profondeurs de l'absurde et, comme il est dénué de poésie, les marécages où il tombe ne se parent d'aucune fleur. Ses aventures sont plates, comme vous disiez. Mais nous, qui avons le bonheur d'être sortis des obscurités de la forêt, jouissons de notre bonheur et connaissons-le. Observons M. Richet et jugeons-le. En le jugeant, nous jugerons toute une classe d'hommes et, par réversibilité, toute la partie de la multitude qui vénère ces hommes.

M. DEL. — Vous l'avez appelé un physicien, n'a-t-il point plutôt cultivé la physiologie ?

M. DESM. — En effet, mais, selon le mot de Bacon, il n'y a de science réelle que la physique, tout le reste est illusion. C'est pourquoi j'appelle M. Richet un physicien.

M. DEL. — C'est plus piquant.

M. DESM. — Cela ne s'applique-t-il pas à merveille à un savant homme qui doute si les morts sont morts, ou s'ils sont vivants ?

M. DEL. — Peut-être ne connaît-il pas très bien la valeur des mots ?

M. DESM. — A un savant homme qui parle avec tant de sérieux de désincarnation et de réincarnation ?

M. DEL. — Ce qui m'a vraiment déridé dans le récit de son voyage vers la somnambule africaine, c'est cette déclaration que la solution positive du problème de l'au-delà changerait la mentalité humaine et la direction de la civilisation.

M. DESM. — Comme si les hommes avaient attendu ces jongleries modernes pour croire à l'immortalité de l'âme, comme si cette croyance n'était pas universelle ! C'est à de tels propos que l'on reconnaît le défaut d'intelligence dans un cerveau. Où a-t-il vu que la conduite de ceux qui croient à la vie future soit différente de la conduite de ceux qui n'y croient pas ? Les fidèles d'une religion joignent aux actes communs à tous les hommes quelques actes cérémoniels, comme de lire la Bible ou le Coran ou d'aller à la messe, et après ? Mais surtout comment quelques jongleries nocturnes derrière un rideau pourraient-elles prouver l'immortalité de l'âme ou seulement son existence ?

M. DEL. — C'est une chose bien singulière que l'attachement des hommes à l'idée d'une autre vie.

M. DESM. — ... [La science] n'est pas plus indemne que la religion, de l'imposture et de la faiblesse d'esprit. Le public a des idées amusantes sur les savants. Dès qu'un homme se qualifie ainsi, il passe sur-le-champ pour infaillible. Le crédit des médecins est inconcevable ; il égale celui qu'avait le prêtre au dix-septième siècle. Nous-mêmes, qui avons acquis quelque scepticisme, ne sommes-nous pas portés à accueillir avec crédulité les opinions des savants ? J'ai, cependant, réfléchi sur ce point et j'espère être moins dupe à l'avenir. Le personnel littéraire nous est assez connu, au moins par ses livres, par ses écrits, par les anecdotes qui circulent. Eh bien ! il est évident que les hommes intelligents y sont presque aussi rares que dans les diverses autres corporations. Ce métier, qui semble vivre sur les idées, en est généralement dénué. La plupart des écrivains écrivent comme les autres hommes parlent, sans plus de génie. Enfin, je sais qu'il y a parmi eux, et même parmi les plus instruits, les mieux diplômés, une forte proportion d'imbéciles. Or, et voici ma conclusion par analogie : il en est de même parmi les savants. Leur supériorité apparente vient de ce qu'ils manient des matières qui nous sont inconnues, avec des gestes qui nous seraient impossibles. Ils nous font l'effet d'acrobates ou d'escamoteurs, — et la plupart ne sont pas autre chose. Comment en serait-il différemment ? L'intelligence ne s'acquiert pas. C'est à peine si elle se cultive, du moins selon une méthode générale. Souvent, par l'acquisition d'un tas de notions peu logiques entre elles, elle se déforme. Tout au plus, si l'on voulait absolument mettre en tête du catalogue les professions dites intellectuelles, pourrait-on en effet dire qu'elles drainent tout d'abord les intelligences. Il y a là quelque vérité, je le reconnais, mais l'intelligence est si rare !

M. DESM. — ... Nous sommes d'accord. Et d'ailleurs je reconnais qu'il serait fâcheux que la corporation littéraire ou la corporation savante ne fût composée que d'hommes de génie...

M. DEL. — Rassurez-vous.

M. DESM. — ...  Les belles fleurs sont toujours rares.

M. DEL. — Et M. Richet, que nous oublions !

M. DESM. — Oublions, mon ami, oublions. Aussi bien n'existe-t-il plus guère. Richet-aux-Fantômes, laissons-le redevenir le fantôme qu'il fut vraiment toujours, il est désincarné, n'en parlons plus.


R. de Gourmont  Dialogues des Amateurs sur les Choses du Temps, 1905-1907, p.127-134.