Les nouveaux Vandales
(R.de Gourmont)

Les Vandales, les célèbres Vandales, ont changé d'occupation, ― bout pour bout. Non seulement ils ne détruisent plus rien, mais ils prohibent qu'on détruise rien. Sous prétexte que des bâtisses aussi odieuses que la Bourse sont des monuments historiques, des témoins d'une période de la vie de Paris, ils défendent de mettre bas ces pierres dont l'assemblage ne fut jamais que de la maçonnerie. Il suffit donc désormais qu'un édifice, le premier venu, ait vécu, oublié dans sa laideur, trois quarts de siècle, pour que Paris soit condamné à le subir éternellement. On ne démolira plus; on construira à côté. Par piété archéologique, quand Paris sera devenu vétuste, on en fera un vaste musée et on élèvera une autre ville à côté; et ainsi de suite ; et tous ces témoignages du passé seront fort intéressants pour les archéologues, les touristes et les hôteliers. Rien n’affirme mieux la décadence de notre sens artistique que cet amour d’un vieux monument considéré, non comme une chose de beauté, mais comme une chose d’antiquité. Ce conservatisme est barbare et enfantin. Que représente la Bourse, quelle idée ? Que fait en notre pays germano-roman ce stupide temple grec ? Singulière esthétique qui défend, pour les mêmes motifs, Notre-Dame et la Madeleine, l’œuvre représentative du génie architectural d’une race et d’une époque, la création originale et la grossière imitation qui ne témoigne de rien que de l’indigence artistique d’un siècle sans goût, sans ferveur, sans idéal. La Bourse, la Madeleine, mais il n’est pas un entrepreneur de maçonnerie qui ne se charge d’en élever des centaines à forfait. C’est une question d’argent. Il est beaucoup plus facile de construire de telles parodies que de bâtir sur un terrain donné une maison utile qui ne soit pas absolument laide. On peut démolir la Bourse; cela vaudrait beaucoup mieux que de l’agrandir. Il est vraiment inutile d’augmenter à Paris le nombre de colonnes doriques, de propager un genre d’architecture dont les Grecs usaient par nécessité, parce qu’ils ignoraient la voûte ! Qu’il nous suffise d’être obligés de souffrir la ridicule colonnade dont le fâcheux Perrault gâta le vieux Louvre.

 R. de Gourmont. Epilogues, 1891-1901, p.98.

Feuilles et Bons Mots