Le Subjonctif et l'Université
(Remy de Gourmont)
(16 septembre 1910)

On fait en ce moment différents reproches contradictoires à l'Université personnifiée dans la Sorbonne, côté des lettres. On l'accuse de diminuer la hauteur de son enseignement pour le mettre à la portée des étudiants étrangers qui la fréquentent de plus en plus nombreux ; et en même temps, des gens avisés constatent avec peine que son esprit, détaché des questions purement esthétiques, s'attache avec persistance aux questions grammaticales, techniques, bibliographiques, prenne une tournure rebutante pour les amateurs d'éloquence et de style poli. On prend des types : on en veut à M. Lanson de son aridité, de sa fluidité à M. Faguet. Mais c'est la question de l'aridité, de la spécialisation de l'enseignement sorbonnique qui a trouvé les plus ardents dépréciateurs. On regrette Villemain. On regrette ces devoirs de licence qui comportaient "le développement d'une pensée ou d'une maxime morale", on regrette la rhétorique. La divulgation de l'un des sujets techniques proposés en remplacement des vieilles dissertations a fort scandalisé les amateurs de ces antiques divertissements. Il s'agissait, dans une page de Montaigne, sans doute choisie à dessein, d'étudier l'emploi du subjonctif. Ah ! le subjonctif ! On vit fuir à son nom seul la troupe éperdue des "fins lettrés". N'en avaient-ils donc jamais entendu parler ? C'est une des formes du verbe les plus curieuses par ses caprices. On le voit disparaître ou persister pour des motifs purement esthétiques, semble-t-il. Tenace en certains verbes, il est, en d'autres, fuyant et presque mort, surtout à son mode imparfait ; et au présent, la première conjugaison (sur laquelle tendent à se modeler toutes les autres) lui donne un mauvais exemple. Le peuple le méconnaît : "J'attends qu'on sort. Je veux qu'on vient. Il faut qu'on finit." A l'imparfait, il n'est plus guère, en presque toute circonstance, qu'un signe de mauvaise éducation. Une étude comparée du subjonctif dans la langue de Montaigne et dans celle d'aujourd'hui, ce serait fort intéressant. On y verrait sans doute indiquée la marche lente, mais sûre, du verbe français vers l'unité du verbe anglais, marche qui peut être considérablement retardée par l'école, mais qui n'en est pas moins continue. Il me semble qu'une telle étude, et bien d'autres que j'ignore, est un peu plus intéressante que le développement d'un lieu commun. "Expliquez cette pensée de Vauvenargues : Les grandes pensées viennent du cœur." Je crois qu'il faut faire son deuil de cette dissertation idéale des vieux professeurs de rhétorique. Cela correspondait au temps où l'on nous donnait les auteurs classiques ornés de notes dans ce goût : "Remarquer la finesse de cette pensée. — Bel effet de contraste. — La justesse de cette remarque n'échappera à personne. — Quelle grâce, quelle naïveté dans cette image!" Mais j'invente et je ne puis atteindre à la bêtise des Auger ou des Saint-Mare Girardin. J'ai, du moins, le bonheur d'avoir eu un professeur qui nous faisait rire aux dépens de ces pauvres annotateurs, et qui, au lieu du "développement" qu'on pourrait aussi bien appeler délayage, nous commandait des résumés, des analyses. Une idée n'est jamais exprimée trop brièvement, quand elle l'est d'une façon claire.

On peut abuser de la technique, mais il y faut au moins de l'étude, des connaissances précises. On peut s'en trouver rebuté, quand on n'est pas initié à ses éléments et à sa méthode ; on n'en éprouvera jamais ce dégoût qu'inspire à un esprit sain "le développement d'une maxime morale". En suivant cette voie, M. Lavisse l'a exactement noté, la Sorbonne a pris un développement inattendu qui rappelle celui qu'elle eut au moyen âge, au temps où l'enseignement était également technique, quoique d'une technicité différente. La désaffection des étudiants est venue du jour où le phraseur a remplacé le professeur. L'évolution inverse lui ramène une jeunesse qui désire s'instruire, qui vient chercher là des notions précises et non de belles périodes ; la Sorbonne, comme on l'a dit, "n'a nullement pour tâche de former des talents et des esprits supérieurs, mais de fournir du travail aux esprits ordinaires, qui sont la majorité". Et ajoutons que si elle se croyait une telle tâche, elle faillirait singulièrement, car elle n'a jamais, même au temps de ses plus brillants rhéteurs, formé un écrivain véritable, et ceux qui le sont devenus ne se sont peut-être montrés tels qu'en dépouillant son esprit. Littérairement, elle ne peut enseigner que l'imitation, et c'est la négation de l'art. Je ne sais qui est cet "Agathon" qui a soulevé ces questions dans l'Opinion, il a très bien fait, parce qu'il faut toujours dire ce que l'on pense, mais il n'a pas réussi à me ranger à son avis.

 R.  de Gourmont.  Épilogues: Réflexions sur la vie - 1905-1912,
volume complémentaire
, Paris, Mercure de France, 1913, 
 pp. 206-209.

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