FEUILLES ET BONS MOTS

Extraits de F. Nietzsche (1872) :
Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement,
Gallimard, Collection Idées (1973)

 Deux courants en apparence opposés, pareil­lement néfastes dans leurs effets, réunis enfin dans leurs résultats, dominent actuellement nos établissements d'enseignement : la tendance à l'extension, à l'élargis­sement maximal de la culture, et la tendance à la réduc­tion, à l'affaiblissement de la culture elle-même. La culture, pour diverses raisons, doit être étendue aux mi­lieux les plus vastes, voilà ce qu'exige une tendance. L'autre invite au contraire la culture à abdiquer ses ambitions les plus hautes, les plus nobles, les plus subli­mes, et à se mettre avec modestie au service de n'im­porte quelle autre forme de vie, l'État par exemple.

– Je crois avoir remarqué de quel côté est le plus net l'appel à l'extension, à l'élargissement maximal de la culture. Cette extension est l'un des dogmes d'économie politique les plus chers au temps présent. Autant de connaissance et de culture que possible – donc autant de production et de besoins que possible – donc autant de bonheur que possible: voilà à peu près la. formule. Nous avons ici comme but et fin de la culture l'utilité ou plus exactement le profit, le plus gros gain d'argent possible. Cette direction pourrait à peu près définir la culture comme le discernement grâce auquel on se tient «au sommet de son époque», grâce auquel on connaît tous les chemins qui permettent le plus facilement de gagner de l'argent, grâce auquel on possède tous les moyens par lesquels passe le com­merce entre les hommes et entre les peuples. La vérita­ble tâche de la culture serait alors de créer des hommes aussi "courants" que possible, un peu comme on parle d'une "monnaie courante". Plus il y aurait d'hommes courants, plus un peuple serait heureux; et le dessein des institutions d'enseignement contemporaines ne pourrait être justement que de faire progresser cha­cun jusqu'au point où sa nature l'appelle à devenir "courant", de former chacun de telle sorte que de sa mesure de connaissance et de savoir il tire la plus grande mesure possible de bonheur et de profit.

– Mais j’ai cru d’autre part entendre de différents côtés, moins sonore certes mais aussi efficace, une autre chanson : celle de la réduction de la culture. On a coutume dans les cercles savants de se chuchoter à l’oreille quelque chose de cette chanson, je veux dire de ce fait partout répandu : l’utilisation, tant souhaitée de nos jours, du savant au service de sa discipline, rend la culture du savant de plus en plus aléatoire et invraisemblable. Car le champ d’étude des sciences est aujourd’hui si étendu que celui qui, avec des dispositions bonnes mais non exceptionnelles, veut y produire quelque chose se consacrera à une spécialité très particulière et n’aura aucun souci de toutes les autres. Si dans sa spécialité il est au dessus du vulgus, il en fait partie pour tout le reste, c’est-à-dire pour tout ce qui est important. Ainsi un savant exclusivement spécialisé ressemble à l’ouvrier d’usine qui toute sa vie ne fait rien d’autre que fabriquer une certaine vis pour une machine déterminée, tâche dans laquelle il atteint, il faut le dire, à une incroyable virtuosité... Car maintenant l’exploitation d’un homme au profit des sciences est un principe partout reçu sans pudeur : qui se demande encore de quelle valeur peut être une science qui use ainsi de ses créatures comme un vampire? La division du travail dans les sciences vise pratiquement le même but que celui que visent ici et là consciemment les religions : une réduction, voire une destruction de la culture…

– Nous atteignons maintenant le point où dans toutes les questions générales sérieuses… l’homme de science en tant que tel n’a plus du tout la parole ; en revanche cette couche de colle visqueuse qui s’est glissée à présent entre les sciences, le journalisme, croit y remplir sa tâche et elle l’accomplit conformément à sa nature, c’est-à-dire, comme son nom l’indique, comme une tâche de journalier. Le journalisme est le confluent des deux directions: élargissement et réduction se donnent ici la main; le journal se substitue à la culture, et qui a encore, fût-ce à titre de savant, des prétentions à la culture, s’appuie d’habitude sur cette couche de colle visqueuse qui cimente les joints entre toutes les formes de vie, toutes les classes sociales, tous les arts, toutes les sciences. C’est dans le journal que culmine le dessein particulier que notre temps a sur la culture: le journaliste, le maître de l’instant, a pris la place du grand génie, du guide établi pour toujours, de celui qui délivre de l’instant.

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