FEUILLES ET BONS MOTS

Balzac et les Grandes Ecoles


(Extraits de la lettre de Gérard à Grossetête,  in
Le Curé de Village, 1838)

"Entre seize et dix-huit ans, je me suis adonné à l'étude des sciences exactes de manière à me rendre malade… Mon avenir dépendait de mon admission à l'Ecole Polytechnique.. Je frémis quand je pense à l'effroyable conscription de cerveaux livrés chaque année à l'Etat par l'ambition des familles…

"Arrivé à l'Ecole, j'ai travaillé de nouveau et avec bien plus d'ardeur, afin d'en sortir aussi triomphalement que j'y étais entré… Mais là où j'ai triomphé, combien d'autres succombent! L'Etat, qui en France semble, en bien des choses, vouloir se substituer au pouvoir paternel, est sans entrailles ni paternité. Jamais il n'a demandé l'horrible statistique des souffrances qu'il a causées…

"Voyons maintenant les destinées de ces hommes triés avec tant de soin dans toute la génération… Mon ingénieur en chef a soixante ans, il est sorti avec honneur de cette fameuse Ecole; il a blanchi dans deux départements à faire ce que je fais, il est devenu l'homme le plus ordinaire qu'il soit possible d'imaginer, il est retombé de toute la hauteur à laquelle il s'était élevé; bien plus, il n'est pas au niveau de la science, la science a marché, il est resté stationnaire; bien mieux, il a oublié ce qu'il savait… D'abord, spécialement tourné vers les sciences exactes et les mathématiques par son éducation, il a négligé tout qui n'était pas sa partie. Aussi ne sauriez-vous imaginer jusqu'où va sa nullité dans les autres branches des sciences humaines. Je n'ose confier qu'à vous le secret de sa nullité, abritée par le renom de l'Ecole Polytechnique. Cette étiquette impose, et sur la foi du préjugé, personne n'ose mettre en doute sa capacité. 

"Je sais qu'il est de mode, en parlant de nos Ecoles, de dire que l'Europe nous les envie; mais depuis quinze ans, l'Europe qui nous observe n'en a point créé de semblables. Stephenson et Mac-Adam ne sont pas sortis de nos fameuses Ecoles."

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